Par le Professeur Mouhameth Galaye N’DIAYE (Philosophe et théologien).
Cette passionnante réflexion sur la forme de lutte pacifique adoptée par Cheikh Ahmadou Bamba (1853-1927) envers les colonisateurs français et sur les implications de cette attitude sur l’évolution historique ultérieure du Sénégal moderne ne cesse assurément de frapper par son approche neuve, profonde et actuelle, au vu surtout des problématiques contemporaines auxquelles fait face l’Islam de nos jours dans le
monde entier. Le professeur Mouhameth Galaye NDiaye, toujours fidèle à sa démarche académique
rigoureuse et sans concession caractéristique de cette nouvelle intelligentsia de la «Renaissance Mouride »,
et fort d’un rare pedigree en sciences religieuses et sociales, en théologie et en philosophie, nous dispense
ici un mémorable cours magistral (extrait de son ouvrage) sur les profondeurs
saisissantes de la riche pensée du Serviteur du Prophète (PSL) très peu explorées jusqu’ici, il est vrai…
De mémoire de sénégalais, voire d’africain jamais l’irruption d’un homme sur l’échiquier politico-social et
religieux n’a été autant chargée d’enjeux que lourde de conséquences. A la volonté du peuple de faire de
Ahmadou Bamba, puisque c’est de lui qu’il s’agit, le pôle de la résistance en le poussant à appeler au Jihâd
(féttal’al jihâr ñu top’la), se dresse la rivalité acharnée de certains marabouts jaloux de leurs privilèges et
surpris par la montée soudaine en puissance du nouveau venu.
Et, tandis que se dessine d’un coté, une farouche détermination coloniale de réduire à néant toutes velléités jihâdiste ou autres, se radicalise de l’autre, comme pour complexifier davantage la situation, le combat obstiné de l’aristocratie Ceddo, pas encore tout à fait à genou, et qui ne cesse de multiplier les démarches pour rallier le saint homme à sa
cause.
Pour le marabout, une bonne appréciation de la situation qui tienne compte de tous ces paramètres
s’avère plus que jamais nécessaire. L’histoire retiendra toujours la manière si particulière avec laquelle il fit
face à toutes ces interpellations. Rarement un homme, confronté à pareil dilemme, a su montrer, en
préservant toute sa dignité, autant de tact et de doigté que de finesse d’esprit. Car, en plus d’avoir bien
cerné la gravité de la situation, le Sheikh s’illustra par une grande lucidité et un esprit didactique très aiguisé,
en prenant à témoin les seuls membres éminents de son entourage, forçant de ce fait le respect et
l’admiration de tous. Voici littéralement, telle la maïeutique socratique, la manière très méthodique dont il s’y est pris :
« Un jour, bien avant sa déportation, devant les membres de sa famille inquiète de ses relations avec les
Autorités coloniales, Ahmadou Bamba posa les questions suivantes :
Où est Ma Ba Diakhou BA ? tué à Somb!
Où est Ahmadou Cheikhou le Lam-Toro ? tué à Samba-Sâdio!
Où est Mamadou Lamine ? tué à Lamen-kotto!
Où est Lat-Dior Ngoné Latyr ? tué à Dekhlé!
Où est Samba Laobé Khourédia MBODJ ? tué à Tivaouane!
Où est Alboury NDIAYE ? parti en exil! »
Cette édifiante et terrible conversation démontre, à souhait, que pour le Sheikh, toute tentative militaire d’entraver l’expansion française dans le pays, à l’époque, était vouée à l’échec ; car l’envahisseur disposait d’un armement hautement perfectionné, vainement comparable à la vétusté des moyens de défense dont disposait le peuple envahi. Ce réalisme khadimien qui transparaît au travers de ce texte jure, malgré les apparences, avec tout esprit défaitiste. (Démonstration en sera faite dans les lignes qui suivent). Au-delà de ces considérations d’ordre exotérique, la présence coloniale était perçue par le marabout, d’un point de vue strictement ésotérique, comme une opportunité unique de réaliser ses desseins mystiques.
En effet, le fameux Pacte du Khidmat conclu en 13011H/1894 avec le Prophète contenait des clauses rigoureuses de mise à l’épreuve. La mise en œuvre dudit Pacte impliquait la présence impérative d’un redoutable « bourreau ».
La présence française offrait, pour ainsi dire, au marabout la double possibilité de se mettre en action pour réaliser sa destinée mystique et de se poser, concomitamment, en défenseur du peuple. Cette capacité de retourner à son profit une situation donnée et de capter le réel dans sa nudité s’étaient déjà signalés très tôt avant même l’année du Pacte à travers sa rencontre avec Lat-Dior roi du Cayor en 1304h/1886. En effet, c’est aux pires moments de désoeuvrement, de solitude, de déchirement intérieur que Lat-Dior, inconsolable, est venu solliciter conseil et réconfort auprès du Sheikh. Ce fut sans doute le prétexte guetté par le marabout pour divulguer ses intentions et déclarer obsolète la lutte par les armes.
C’est, justement, Sérigne Bachirou MBACKE (célèbre biographe et fils de A. Bamba) qui nous rappelle à cette occasion la réponse, restée célèbre dans l’histoire de la résistance coloniale au Sénégal, que le marabout assena au roi déchu, affaibli par la saignée de son armée, tourmenté par les défections familiales et s’entêtant, par un sursaut d’orgueil suicidaire propre aux ceddo, à vouloir vaille que vaille affronter l’armée coloniale française :
« L’avis, en ce qui concerne les vicissitudes et les traîtrises de la vie, est de se détourner d’elle en laissant aux « nouveaux maîtres du pays » [les Français] le soin de le gouverner, car ils semblent si forts que rien ne peut leur résister à moins que la volonté divine s’y oppose. Et il n’est point permis à quiconque doué de raison d’y apporter la moindre controverse (…)».
Déclaration pour le moins surprenante, de la part d’un Sheikh-ul murabbî (maître spirituel) de la trempe du Sheikh. Elle suscite, en toute légitimité, étonnement et interrogations au vu du grand fossé qu’il semble y avoir entre la légendaire foi mystique du marabout et la position de résignation apparemment accusée ici. Car il est généralement admis dans les grandes croyances religieuses que la victoire sur l’ennemi n’est fonction ni de la puissance ni du nombre des forces en présence mais repose plutôt sur la foi inébranlable des combattants. La confiance en la Foi religieuse comme arme supérieure, même portée par un nombre minime, est souvent perçue comme force victorieuse contre toute adversité. «Combien de fois une troupe peu nombreuse a, par la grâce d’Allah, vaincu une troupe bien plus importante!»
Al-Baqara (la vache), V. 246.
On pourrait alors s’interroger sur les raisons qui ont conduit le Sheikh à passer délibérément outre ce précepte? Percer ce mystère permettra de déceler le bon sens qui sous-tend ses agissements. En effet, la dérogation apportée à ce principe est éminemment instructive dans la mesure où elle permet de saisir la personnalité profonde du Sheikh. Guidé par un parfait sens des réalités, il met en veille tout son bagage mystique pour reprendre le personnage du « bon père de famille » qui s’efforce d’épargner à ses compatriotes les atrocités d’une confrontation inexorablement vouée à l’échec. Le Sheikh était pertinemment conscient qu’il n’y avait pas de commune mesure entre la force de la Puissance expansionniste coloniale et la résistance des populations sénégalaises habituées à des formes de guerre remontant à des époques révolues.
Paul Marty, officier interprète de l’administration française, n’a pas manqué, dans ses chroniques, de mettre en relief ce réalisme du Sheikh : « Ahmadou Bamba -malheureusement pour lui- est arrivé trop tard. Il s’est constamment heurté à l’expansion française alors en pleine vigueur. Le rôle des Hadj Omar, des Ma Ba, des Amadou Cheikhou, des Mamadou Lamine, des Samory, encore possible jusqu’en 1898, ne l’est plus depuis cette époque ; il a bien fallu – et non sans peine – que Sérigne Bamba s’en rendît compte. » C’estbien ce que le Sheikh a compris en mettant au point une nouvelle tactique qui rompt avec ce à quoi la poudrière politico-sociale de l’époque nous avait accoutumée jusque-là. Selon les aveux mêmes du marabout, c’est de façon délibérée qu’il choisit cette option : « Mon combat se fait par le savoir et la
crainte révérencielle de Dieu en ma qualité d’Esclave de Dieu et de Serviteur du Prophète, le Seigneur qui
régente toute chose en est témoin». Il en ressort que les enjeux de la lutte contre le colonisateur tels que compris par le marabout apparaissaient foncièrement différents de ceux de ses prédécesseurs. L’incitation à l’abandon des armes annonce solennellement le déploiement d’une stratégie de lutte savamment étudiée.
Le but principal visé étant de libérer la conscience de ses concitoyens aussi bien de la tyrannie de l’aristocratie ceddo que des exactions et méfaits de la domination occidentale. Pour lui, contre toute évidence à l’époque, l’objectif crucial à atteindre était la libération de l’esprit du Sénégalais de toute forme de servitude d’où qu’elle vienne, d’éveiller sa conscience afin de lui rendre accessible, par la liberté ainsi retrouvée, la possibilité de présider consciencieusement à sa destinée et à celle de son pays. Ce n’était pas le souci des bellicistes don l’acharnement contre l’envahisseur n’était motivé que par la volonté et l’espoir de retrouver les privilèges compromis par l’implantation du nouveau système.
Pour eux l’enjeu essentiel était de débarrasser le territoire de la mainmise occidentale, sans regard au prix que cela pouvait coûter. La lutte à mort s’ouvrait ainsi entre les deux systèmes rivaux. Il ne s’agissait, pour les partisans de la guerre, ni plus ni moins que d’un rejet en bloc de l’idée même de la présence étrangère et, par suite, n’avaient d’autre alternative que la lutte jusqu’à l’anéantissement. Le marabout lui, ne semblait manifester aucune hostilité quant à la présence sur le territoire sénégalais des étrangers français. Il avait jeté tout son dévolu dans la lutte contre les exactions et les injustices des uns et des autres. Il n’entendait nullement laisser supplanter une forme d’injustice par une autre.
S’il a toujours abhorré le système ceddo au point de ne lui avoir jamais manifesté le moindre intérêt, on a pu remarquer, en revanche, que face à la domination française, même si le marabout est demeuré intraitable sur la question de la foi, il a semblé être, à certains égards, bien plus condescendant à l’endroit de la civilisation des intrus, certes, toutes proportions bien gardées. La différence de vue entre le Sheikh et les partisans de la lutte armée fut non seulement imputable aux objectifs visés, mais elle était due également et surtout aux ambitions assignées à l’action des uns et des autres.
Plus qu’une différence de degré, il s’agit là, véritablement, d’une différence de nature. S’il ne fait aucun doute que le camp favorable à la confrontation armée visait une libération pure et simple du pays (selon le marabout, non souhaitable et vouée à l’échec vu le caractère nécessaire de la colonisation et l’évidente distorsion des forces en présence), Ahmadou Bamba quant à lui, parfaitement conscient de cette réalité (inégalité des forces) et convaincu du profit que le pays pourrait tirer de la présence coloniale (c’est ce que j’entends d’une certaine manière par « nécessité de la colonisation»), avait concentré toute son énergie dans la lutte pour la reconnaissance des libertés et notamment celles de conscience et de culte. Pour lui, l’idée était qu’il fallait, tout en préservant la foi religieuse en l’Islam, se mettre en position de bénéficier de tous les avantages et bienfaits qu’offre la Modernité « occidentale ». Selon la vision du marabout, pour ce qui concerne la qualification usuelle des civilisations, la référence aux peuples qui les portent, bien qu’étant tout en leur honneur, ne marque pas une différence de nature mais plutôt elle fait état d’une différence de degré, par exemple, civilisations, égyptienne, hindoue, grecque, arabe, européenne, africaine, etc.
En réalité, ces références ne traduisent que les différents épisodes de l’Aventure Humaine ainsi que le niveau de sa maturité (Histoire de l’évolution de la Pensée Humaine ). La grande sagesse du Sheikh l’avait amené à faire accepter à ses contemporains l’idée de l’impossibilité d’une marche du peuple sénégalais à rebours des acquis les plus précieux de la modernité. Peu importe le peuple qui en revendique la paternité. Encore une autre façon de reconnaître l’utilité de la présence (colonisation ?) française. L’essence de l’action du Sheikh se retrouve dans le fait qu’il avait imposé aux colons et à ses compatriotes un remodelage total du système (la colonisation) pour le transmuer en une politique plus respectueuse du peuple, de son organisation sociale (la royauté), de ses coutumes (valeurs traditionnelles) et de ses croyances (Islam). En d’autres termes, son souhait était de voir s’instaurer un climat de confiance et de respect mutuel garants d’une véritable politique de « coopération et de participation » qui privilégie un partenariat susceptible de gérer efficacement les intérêts de la Colonie (devenue le territoire de l’Etat du Sénégal) et de ses populations (citoyens de cet Etat), prélude du Sénégal moderne.
C’est par cette voie (Décolonisation) initiée par le Sheikh que se satisferont les revendications et les exigences portées plus tard par d’autres illustres fils du pays et qu’on a résumé par les formules, entrées successivement dans la postérité : « L’indépendance dans la communauté » et « l’Indépendance totale ». « La voie du Dialogue » venait de faire ses preuves et restera une des vertus magnifiée par le nouvel Etat et idéalisée par ses hommes et ses femmes. Elle demeurera un des traits caractéristiques de ses valeureux citoyens. C’est donc le choix de la voie de la non-violence, inaugurée par le Sheikh, qui aura indubitablement permis de défricher le terrain du dialogue qui fécondera graduellement l’indépendance nationale et l’installation progressive des sénégalais aux commandes de l’Etat naissant (Indépendance octroyée, le maintien, longtemps après la déclaration de l’Indépendance, de hauts fonctionnaires français au sommet de l’Etat).
C’est dans cette perspective qu’il faut envisager l’œuvre du saint homme. Car le champ d’action et d’influence ciblé par le Saint du Baol était tout à fait identique à celui visé par les colonisateurs. Ceci est compréhensible du fait que le marabout avait prôné la renonciation à toute confrontation directe avec les intrus pour mobiliser toutes ses ressources dans la bataille intellectuelle (libertés politiques et les droits citoyens) et spirituelle (libertés de conscience et de culte, tuqâ). Cette stratégie originale consistant à partager le même champ d’action que l’ennemi, dans le but de le transformer en allié, nous paraît sans précédent dans l’histoire de la résistance à la colonisation. Tout apparaît comme si le marabout, voulait inviter les autorités coloniales à qui mieux mieux dans la bataille pour l’influence et le contrôle des masses paysannes.
Il ne cherche nullement à bouter les toubabs (blêmes) hors du pays mais à leur faire accepter sa présence comme acteur incontournable dans la conquête et la direction de la conscience du peuple. Pour lui, toute tentative de combat était improductive et menait lamentablement à la défaite. Comprenant cela bien mieux que quiconque, il s’était aligné dans le sens du combat pour les idées et de la conquête des libertés. Il offrait aux populations de manière paisible dans une ambiance généralement pacifiée une autre vision du monde. Le marabout ne mettait au défi les idéaux-colonisateurs que pour mieux les confondre et les combattre. Il provoqua, par ce procédé proactif, la chute de « l’ancien système ». Il avait acquis l’intime conviction que la nouvelle civilisation apportée par les Blancs renfermait des aspects incontestablement positifs et qu’il était recommandé sinon nécessaire d’en tenir compte.
La pertinence de cette position, d’un point de vue strictement historique, confère au combat du Sheikh une portée tout à fait particulière. C’est une « curiosité » dans ce domaine. Il faut en effet constater que le Sheikh laissait agir les colonisateurs sans se confronter à eux directement, mais en échange, il s’arrogeait le droit d’agir à sa guise sans devoir rendre compte aux autorités coloniales de son action. Ce faisant, il procurait aux populations plongées dans l’environnement pervers et matérialiste de l’époque, la possibilité de corriger les lacunes inhérentes à ce système et, par conséquent, de s’amender honorablement. De nos jours, on pourrait déceler ce double aspect des choses chez les tâlibés murîdes : résolument tournés vers le progrès et la modernité mais aussi profondément enracinés dans les valeurs
nationales et spirituelles. Une attitude que le Sheikh a léguée à la postérité: c’est l’idée de «l’enracinement-ouverture» théorisée plus tard par Léopold Sédar Senghor, Cheikh Anta DIOP et autres. Les exemples ne manquent pas pour étayer cette affirmation. En effet, il existe d’innombrables cas où le marabout montre son intérêt pour la culture française et reconnaît à la civilisation de l’envahisseur une certaine qualité.
Il suffit de rappeler à ce propos la consultation que le marabout a mené pour recueillir l’avis de son entourage suite à la demande de l’administration coloniale au sujet de la création d’une école Franco-Mouride. A cette occasion, le Sheikh s’était rangé à l’avis de son cousin Sérigne Mbacké BOUSSO (1864/1281h-1945/1364h), qui préconisait une acceptation de cette demande en arguant que leurs enfants y apprendraient les connaissances et le « savoir-faire » des envahisseurs mais il avait assorti à cette acceptation la condition que l’Ecole ne se situât pas en dehors de la zone d’influence et de contrôle parental.
Dans cette nouvelle optique, la critique consistant à considérer l’attitude du marabout comme passive ou résignée comme d’aucuns ont eu à le penser, nous apparaît sous un éclairage nouveau. En effet, loin d’une quelconque passivité, et à contre-pied de toute idée de résignation, le marabout oppose aux colons français le « stratagème de l’existant », c’est-à-dire la présence concurrentielle dans le même champ d’action de deux protagonistes déterminés à se mesurer l’un à l’autre pour remporter l’adhésion des populations, les positions de faveurs ainsi que les intérêts supérieurs en jeu.
Notons avec intérêt que l’administration française désappointée par la tactique du marabout s’employa avec acharnement à déjouer ses plans. C’est ainsi que, fidèle à sa réputation, elle tenta de le juguler en se servant de la « stratégie du bannissement et de l’isolement ». La mobilité du marabout à cette époque (différents exils) n’avait d’autre justification que la déroute et l’inquiétude qu’il avait réussi à installer chez ses ennemis : deux exils hors de son pays, au Gabon (entre 1313H/1895 et 1320H/1902) et en Mauritanie (entre 1321H/1903 et 1325H/1907, des résidences surveillées à l’intérieur de son pays, à Tiéyène (entre 1320H/1907 et 1330H/1912 et à Djourbel (entre 1330H/1912 et 1346H/1927). Le but ainsi visé était clair et sans équivoque : maintenir le marabout le plus loin possible de ses fidèles, réduire à néant toute possibilité de propagation de ses idées (faire le siége des idées du Guide). Il était donc évident que le marabout en s’autoproclamant détenteur du flambeau qui éclaire la conscience et la voie du peuple noir avait suscité le courroux du colonisateur : «Fais de moi, par égard [au Prophète] le phare du peuple noir.» Un phare, dira-til tendrement, réussit toujours à éclairer de haut et de loin, il méprise les sièges et les encerclements. A cette belle métaphore du marabout, l’administration française répond par des prises de décisions tendant à rendre, dans une certaine mesure, la stratégie du marabout inopérante. En général, l’attitude constante de l’Administration coloniale a toujours consisté à appliquer au marabout la politique du « containment » en canalisant son influence et à répondre à ses « poussées » par la déportation.
En outre, le Sheikh était conscient du principe islamique selon lequel « Nul ne peut interdire un comportement s’il ne lui substitue un autre meilleur et qu’il ne garantisse le succès d’un tel changement [9]». Autrement dit, si pour combattre le Mal et prôner le Bien, l’usage de la force devient nécessaire, celui-ci cependant ne pourrait se justifier que s’il garantit la réussite de cette démarche et qu’il n’engendre certainement pas un préjudice supérieur. Ahmadou Bamba savait donc qu’il ne pouvait déconseiller la résistance armée qu’en proposant une autre forme de résistance qui intégrerait l’efficacité des armes sans en comporter les inconvénients. Un pari que le « Sheikh suprême » semble avoir largement réussi. Et, à supposer même que l’action du Sheikh ne se réduirait qu’à une simple imposition du silence aux armes, cela suffirait déjà, pour tout observateur neutre, à la considérer en soi comme une réelle prouesse et une retentissante victoire.
On peut donc affirmer, au moment du bilan, que le choix de la stratégie de combat n’est assurément pas fortuit chez le marabout. Il procède d’une attitude responsable et donne un aperçu de l’adéquation de la conduite si judicieusement adoptée, en l’occurrence la non violence, (prélude du climat de dialogue qui a permis l’octroi de l’indépendance), à la complexité de la situation. C’est une démarche réfléchie imposée par la tournure prise par les événements et les vicissitudes de l’époque. Elle met en évidence la perspicacité du marabout, sa profondeur d’analyse et son opportunisme, en un mot son PRAGMATISME : qualité dont il a fait preuve durant toute son existence.
Par le Professeur Mouhameth Galaye N’DIAYE
(Philosophe et théologien)