L’ORIGINE DE LA « ÇALÂT AL-FATIHI » DANS LA TRADITION SOUFIE

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Par : Mouhameth Galaye Ndiaye, 

Théologien et philosophe

La prière sur le Prophète Muhammad ﷺ constitue l’un des actes de dévotion les plus sublimes de la spiritualité islamique. Elle ne relève pas d’un simple rappel verbal ou rituel, mais s’inscrit dans une dynamique d’imitation du geste divin, d’éveil du cœur et de lien intime entre la créature et le Sceau de la Prophétie. Parmi les nombreuses formules de prières prophétiques qui jalonnent la tradition soufie, la « Çalāt al-Fātihi » (la Prière de l’Ouverture) occupe une place toute particulière, tant par sa densité spirituelle que par son rayonnement historique.

La légitimité coranique de la prière sur le Prophète est explicite. Le verset bien connu de la sourate Al-Aḥzāb (Les coalisés) établit ce devoir de manière solennelle :

« Certes, Allah et Ses anges prient sur le Prophète. Ô vous qui croyez, priez sur lui et adressez-lui vos salutations. » [S. 33, v. 56]

Ce verset met en lumière une vérité théologique fondamentale : la prière sur le Prophète ﷺ est, avant tout, un acte divin auquel les croyants sont invités à s’unir. En s’y consacrant, le fidèle ne fait que s’aligner sur une pratique céleste, partagée par les anges, et participe ainsi à une dynamique de lumière, de gratitude et de reconnaissance envers le Sceau de la Prophétie. Par cet alignement spirituel, la prière sur le Prophète devient un geste d’amour, de vénération, mais aussi une forme d’élévation intérieure mobilisant le cœur, la langue et la conscience du croyant.

Selon le maître spirituel Sahl ibn ‘Abd Allāh at-Tustarī (m. vers 283H/896 ap. J.-C.), cette prière possède une supériorité incomparable dans l’ordre des actes d’adoration. Il affirme que l’action de prier sur le Prophète n’émane pas du serviteur lui-même, mais qu’elle est, en réalité, accomplie par Dieu. Lorsque le croyant prononce : « Allāhumma çalli ‘alā Muhammad », ce n’est pas lui qui prie directement, mais il sollicite d’Allah qu’Il prie Lui-même sur Son Envoyé. Cette nuance, à la fois linguistique et métaphysique, souligne la singularité de cette adoration.

At-Tustarī en déduit que cette prière représente la forme d’adoration la plus élevée, dans la mesure où elle est accomplie par Dieu et non par le serviteur. Or, nul croyant sincère ne saurait douter de la supériorité d’un acte accompli par le Créateur sur celui entrepris par la créature. De ce point de vue, la prière sur le Prophète Muhammad ﷺ constitue l’unique forme de dévotion dans laquelle le croyant implore Dieu non pas de l’assister dans son action, mais d’agir Lui-même en son nom.

Ainsi, la prière sur le Prophète ﷺ se présente comme une offrande spirituelle singulière. Elle transcende les limites ordinaires de l’action cultuelle, car elle repose entièrement sur la miséricorde et la magnanimité divines. Elle incarne, à ce titre, une clef d’accès à l’élévation, à la transformation intérieure et à la proximité avec la Présence divine, par l’intermédiaire du Bien-Aimé d’Allah. Le Prophète lui-même a rappelé à maintes reprises les mérites attachés à cet acte. Il déclare dans un ḥadīth rapporté par Mouslim : « Celui qui prie sur moi une fois, Allah prie sur lui dix fois. » Dans une autre version rapportée par al-Boukhārī, il est précisé : « Celui qui prie sur moi une seule fois, Allah lui en décuplera la récompense. »

Cet enseignement ne se limite pas à une multiplication mécanique de la récompense ; il révèle surtout la puissance de transformation spirituelle que recèle cette prière. Elle élève l’âme du croyant, purifie son cœur et renforce son lien d’amour envers le Prophète ﷺ.

Les maîtres soufis s’accordent presque à l’unanimité sur un principe fondamental : la prière sur le Prophète ﷺ, en raison de sa densité spirituelle et de la lumière divine qu’elle véhicule, peut, dans certaines circonstances, suppléer à l’absence d’un maître spirituel (cheikh) dans le cheminement initiatique. En d’autres termes, pour le disciple sincère engagé sur la voie vers Dieu, la « çalāt ‘alā an-Nabī » constitue un soutien spirituel si puissant qu’elle peut faire office de guidespirituel. Ainsi, celui qui ne bénéficie pas de l’accompagnement direct d’un maître spirituel expérimenté peut, en pratiquant avec assiduité et ferveur la prière sur le Prophète ﷺ, espérer – par la grâce divine – atteindre les plus hauts degrés de proximité spirituelle, voire de sainteté (wilāyah).

Dans cette perspective, la « Çalāt al-Fātihi » s’est progressivement imposée comme l’une des prières les plus récitées au sein des cercles spirituels, en particulier dans les confréries soufies. D’après la tradition, cette formule aurait été transmise par voie de vision spirituelle à un maître réalisé, dont le récit sera présenté dans les lignes qui suivent. Son efficacité spirituelle est souvent attribuée à la perfection de sa composition, qui réunit en une seule invocation les dimensions essentielles de la louange, de l’intercession, de la lumière et de l’élévation intérieure.

L’objectif de cette prière ne se limite pas à l’invocation de bénédictions sur le Prophète ﷺ ; elle vise avant tout à provoquer une véritable ouverture (fatḥ) des cœurs, à dissiper les voiles intérieurs et à établir une connexion profonde avec la « Réalité Mohammadienne » (al-Haqīqah al-Muhammadiyyah), cette source de lumière intemporelle qui irrigue continuellement l’univers de sa guidance spirituelle. Par sa nature, elle élève les âmes vers leur Seigneur et ouvre un chemin de transformation intérieure. À ce titre, la « Çalāt al-Fātihi » apparaît comme une voie de salut, une porte vers la proximité divine, et une affirmation lumineuse du rang éminent du Prophète ﷺ dans l’ordre céleste.

Parlons à présent de la prière de « Çalāt al-Fātihi limā Ughliqa », littéralement « la prière de l’Ouverture pour ce qui a été fermé », l’une des invocations les plus emblématiques de la tradition soufie, en particulier dans la tarīqa at-Tidjāniyyah. À ce sujet, l’éminent savant El-Hâdj Makkî Abdoullah at-Tidjânî déclare avec clarté dans son ouvrage en langue arabe intitulé « Kitāb Sabîl al-Salām fī Difâ’i ‘an Ṭarīq al-Sâdah as-Sûfiyyah al-Kirām » (La voie du Salut dans l’Apologie des Soufis) :

« Il convient de préciser que la prière de « Çalāt al-Fātihi »n’a pas été instituée par le Cheikh Sīdī Aḥmad at-Tidjânî(qu’Allah l’agrée) de sa propre initiative. Elle était déjà connue et transmise avant lui. Toute personne affirmant le contraire, ou prétendant qu’il en serait l’auteur indépendant, ne fait que relayer une assertion sans fondement, contraire à la réalité historique. Il est bien établi, dans les cercles soufis et au sein de la tradition tidjâne, que la prière de « Çalāt al-Fātihi limā Ughliqa » était déjà connue du grand Pôle spirituel Sīdī Muhammad al-Bakrī (qu’Allāh l’agrée). Ce maître d’une immense élévation spirituelle s’était consacré à Dieu avec une intensité remarquable, et ce, selon les sources, pendant soixante années consécutives, voire, pour certains, tout au long de sa vie. Selon l’auteur de l’ouvrage intitulé « al-Hidāyah al-Muḥammadiyyah », c’est au cours de la douzième année de son séjour dans les Lieux saints, alors qu’il résidait dans l’enceinte même du Noble Sanctuaire (al-haram ash-sharīf), qu’il adressa à Dieu une invocation constante et fervente pendant dix-huit années. Il Le suppliait de lui accorder une prière sur le Prophète ﷺ qui contiendrait le secret de toutes les prières et de toutes les invocations spirituelles, à l’exception du Nom Suprême (al-Ism al-A‘dham), dont la nature échappe aux formulations ordinaires.Dieu – exalté soit-Il – exauça sa demande, leva le voile de l’invisible, et lui permit d’accéder au monde du Malakūt (le Royaume spirituel), à des réalités imperceptibles par les sens, par une illumination d’une lumière surnaturelle. Il vit alors cette prière écrite par la Plume de la Toute-Puissance (Qalam al-Qudra) sur une tablette de lumière, resplendissante de clarté divine. Ce phénomène est classé parmi les formes d’inspiration spirituelle (ilhām) légitime accordée aux saints (awliyā), et il constitue une manifestation de la « Karāmah »(charisme du saint), c’est-à-dire un miracle en dehors de l’ordre habituel, réservé aux amis et élus de Dieu. »

À la lumière de ce qui précède, il apparaît avec clarté que la « Çalāt al-Fātihi » ne saurait être considérée comme une création individuelle ou une innovation récente. Elle constitue, au contraire, le fruit mûr d’une quête mystique prolongée, enracinée dans les formes les plus subtiles de la dévotion spirituelle, et transmise au sein des cercles initiatiques avant même que le Cheikh Aḥmad al-Tidjânî (que Dieu sanctifie son secret) ne la reçoive par voie d’inspiration divine (ilhām), selon les modalités connues de la tradition soufie.

Ainsi, « Çalāt al-Fātihi » s’inscrit pleinement dans une chaîne de transmission spirituelle préexistante, tout en recevant, à travers la médiation du Cheikh al-Tidjânî, une légitimation nouvelle et une portée doctrinale propre à la voie Tidjāniyyah. Ce caractère révélé confère à cette prière une valeur particulière, en ce qu’elle ne relève pas d’une composition personnelle, mais bien d’une réception sacrée issue des effusions divines, telles qu’elles se manifestent dans le cœur des amis de Dieu.

En ce sens, la « Çalāt al-Fātihi » incarne la continuité d’un héritage ésotérique, tout en renouvelant, par sa profondeur spirituelle et ses effets intérieurs, la centralité de la prière sur le Prophète ﷺ dans l’élévation de l’âme et le cheminement vers la proximité divine.

Par : Mouhameth Galaye Ndiaye, 

Théologien et philosophe

Directeur Institut al-Mihrab de Bruxelles  

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