
par / Mouhameth Galaye Ndiaye théologien et Philosophe
Directeur Institut Al-Mihrab à Bruxelles
Sérigne Moussa Ka (1890-1966), également connu sous le nom de Njamme, occupe une place éminente dans l’histoire intellectuelle et spirituelle de la Mourīdiyya en tant que poète wolof majeur, historien de la confrérie et chantre du Prophète Muhammad (psl) comme de son fondateur, Cheikh Ahmadou Bamba. Grandi au cœur de l’atmosphère religieuse du Baol mouride, il maîtrisait de manière exceptionnelle la langue et la culture wolof, qu’il sut ériger au rang de médium privilégié d’une expression religieuse savante et profondément enracinée dans les traditions locales. Sa production, estimée à plus de vingt mille vers, constitue aujourd’hui l’un des corpus les plus abondants et les plus influents de la littérature religieuse sénégalaise.Issu d’une lignée noble rattachée, par Mame Māharam Mbacké, à celle de Cheikh Ahmadou Bamba, Sérigne Moussa Ka était le fils de Sérigne Ousmane Ka, dit Modou Ngagne Awa, érudit renommé, et de Sokhna Absatou Seck. Il reçut, dans le giron paternel, une formation solide en sciences islamiques et instrumentales. Son père, enseignant de haute réputation, forma plusieurs figures religieuses de premier plan, parmi lesquelles El Hadj Malick Sy, El Hadj Abdou Cissé de Djamal et El Hadj Dramé de Ndramé, ce qui atteste du niveau d’excellence de l’environnement intellectuel dans lequel évolua très tôt Sérigne Moussa Ka.C’est toutefois sa rencontre décisive avec Cheikh Ahmadou Bamba à Thiéyène-Djolof, entre 1907 et 1912, qui opéra un tournant majeur dans sa trajectoire spirituelle et littéraire. Après lui avoir prêté allégeance, il s’engagea dans une quête intérieure intense sous la direction du Cheikh, dont la proximité marqua durablement sa sensibilité poétique et sa vision du monde. Un épisode célèbre illustre avec force ce changement de paradigme. Un jour, il rendit visite à son maître Cheikh Ahmadou Bamba en lui présentant des poèmes qu’il avait composés en langue arabe et qu’il lui avait dédiés. Le Cheikh lui demanda alors d’en faire la lecture. Après l’avoir écouté, il s’adressa à lui sur un ton empreint d’insistance :« C’est excellent, Moussa ! Mais je préfère que, dorénavant, si tu me dédies des écrits, tu le fasses en wolof. Et si tu constates que j’écris en arabe au sujet du Prophète Muhammad, c’est parce que celui-ci est arabe ; quant à moi, je suis wolof, le wolof est ma langue maternelle, et c’est donc en wolof qu’il faut écrire sur moi. »Cette injonction consacra définitivement le wolof comme langue d’élection de son œuvre et contribua à l’essor d’une littérature religieuse vernaculaire d’une ampleur inédite.Sérigne Moussa Ka se distingua par un génie poétique hors du commun, allant jusqu’à inventer des schémas de rimes et des procédés stylistiques directement inspirés du folklore wolof. Son œuvre couvre un champ thématique d’une remarquable diversité : hagiographie prophétique, histoire de la Mourīdiyya, panégyriques de Cheikh Ahmadou Bamba, élégies funèbres, exhortations morales, poèmes de sagesse, sans omettre des textes consacrés à l’actualité, telle la crise économique de 1929. Ce foisonnement atteste non seulement d’un savoir étendu, mais aussi d’un ancrage profond dans l’histoire de son temps et d’une conscience aiguë des mutations sociales et spirituelles de la société sénégalaise.Par ailleurs, loin de cantonner son œuvre à une seule obédience, Sérigne Moussa Ka se révéla un homme de consensus et d’ouverture, composant des poèmes et élégies à la mémoire de figures appartenant à d’autres confréries, notamment El Hadj Malick Sy et Seydina Issa Laye, etc. Cette posture d’ouverture, conjuguée à son dévouement absolu à la voie mouride, lui valut le surnom significatif de « Khadimu-l-Khadīm », le « serviteur du serviteur », expression emblématique de son effacement devant la figure tutélaire de Cheikh Ahmadou Bamba.Décédé en 1966, Sérigne Moussa Ka demeure l’un des plus grands écrivains de l’histoire du Sénégal. Si sa disparition mit un terme à sa production personnelle, elle inaugura paradoxalement une nouvelle ère de réception, de transmission et d’exploitation scientifique de son œuvre. Celle-ci constitue aujourd’hui une source privilégiée de réappropriation identitaire, d’enracinement culturel et de retour sur soi, dans un contexte de quête postcoloniale du sens et de la mémoire, dynamique à laquelle les travaux de Cheikh Anta Diop ont puissamment contribué.En définitive, l’orientation décisive que Cheikh Ahmadou Bamba insuffla à Sérigne Moussa Ka constitue un acte fondateur, dont les implications dépassent largement le cadre strictement spirituel pour s’inscrire au cœur des dynamiques culturelles et identitaires du Sénégal. Sans cette intervention éclairée, il est plausible que le poète et nombre de ses contemporains eussent embrassé la trajectoire habituelle d’une élite « arabisante » ou « francisante », pour laquelle la maîtrise et l’exaltation des langues et cultures exogènes constituaient, le plus souvent de manière inconsciente, un indice de distinction sociale et d’« intellectualité ». Cette posture, loin de relever d’un choix neutre ou d’une simple stratégie pédagogique, s’apparente à une forme subtile d’aliénation culturelle : l’appropriation exclusive de la langue de l’Autre, parfois celle du dominateur, tend alors à marginaliser et à dévaluer les ressources symboliques et cognitives endogènes.C’est précisément pour cette raison que, en orientant Sérigne Moussa Ka vers le wolof comme langue d’expression privilégiée, Cheikh Ahmadou Bamba effectua une véritable reconfiguration des hiérarchies culturelles et discursives, substituant à la logique d’imitation et de mimétisme celle d’un enracinement assumé et réfléchi. Cette démarche permit non seulement une réappropriation consciente du patrimoine wolof, mais contribua également à l’édification d’une littérature religieuse vernaculaire de haute valeur intellectuelle et spirituelle, capable de jouer un rôle déterminant dans la transmission des savoirs, la consolidation identitaire et la résistance aux processus d’acculturation.Par conséquent, l’action du Cheikh apparaît comme une intervention historique majeure, favorisant un retour sur soi, une affirmation culturelle et une inscription consciente de la tradition locale au sein des enjeux plus vastes de la modernité et de la postcolonialité. À ce titre, l’héritage de Sérigne Moussa Ka s’impose comme un jalon majeur de la littérature wolof et comme un patrimoine spirituel vivant pour les générations présentes et futures.